L’homme dedans-dehors

Martin se raconte des histoires.
Martin ne sait pas très bien quand il rêve et quand il est dans la réalité, ou plus exactement ses rêves finissent par faire réalité et la réalité faire croire qu’elle fut rêvée. Quand il lui vient un souvenir, le plus souvent, il ne sait pas s’il l’a vécu vraiment.
Il n’y a que dans les livres qu’il est fixé. Les livres ne sont ni rêvés ni vécus. Ce sont des objets extraordinaires. Des créations humaines dans lesquelles toute l’immensité qui échappe aux limites humaines est pourtant contenue.
Les personnages y sont tout entiers, même avec leur part inconnue d’eux-mêmes ou de leur auteur. Les villes y sont tout entières même si l’on n’en voit qu’une partie, comme cette avenue du 20 mai à La Havane, parcourue par un photographe en déshérence, une ville elle-même à la dérive de l’Histoire, avec son équipage et ses soutes pleines de passagers inconnus, son sillage dans l’immensité du ciel.
Martin sent le mouvement du paquebot que le livre a amorcé dans son inconscient. Le mouvement dans lequel est embarqué non seulement André, le photographe, que voilà maintenant Andres, mais aussi l’Avenida 20 de Mayo, ses murs aux couleurs délavées, le fracas de ses camions, ses voitures de cinéma, ses cours invisibles au fond des impasses, où des humains tous différents entrent ou sortent ou restent cachés, toute cette grande île, ce mouvement, Martin le voit depuis le banc où il est assis. Il se dit que c’est un livre sur l’environnement, sur le milieu dans lequel on s’inscrit, on avance comme dans un seul corps.
Comment s’en désolidariser, et pourquoi ?
Andres regarde et prend photo sur photo, prend des notes. Pense-t-il à Georges Perec posté au pied de l’immeuble, le regard aiguisé, patient. Il est curieux et avide, essaie d’apprendre les usages, va à la rencontre d’un passant : « Il me regarde, étonné. C’est un grand jeune homme coiffé d’un chapeau de paille qui semble indifférent à ce qui l’entoure. » Et sans s’en rendre compte, André parle de sa propre indifférence à son milieu de vie familial, ses « absences », son « peu d’intérêt pour l’ordinaire de l’existence », tout ce pour quoi sa femme l’a quitté.
Sorti de son milieu, menacé de perdre toute appartenance, il s’occupe, sans en comprendre le sens, à « Construire des images à travers les yeux des autres », tel est son programme, tel est son espoir à la fin du livre. Un jeu de construction, pense Martin.
Et finalement, un désir d’appartenir, après avoir appartenu. Ramener la jolie fille en France. En attendant, c’est elle qui va le photographier, il lui a mis la courroie de l’appareil sur le cou et expliqué le geste à faire pour déclencher la photo, fixer son appartenance — ou son apparition — sur le balcon de son immeuble, Avenida 20 de Mayo. Comme sur un bateau. « Il est photographe écrivain » dit une enfant de la rue, alors même qu’il ne le sait pas encore.

Pierre-Tal-Coat-Passage-1957

Tal Coat, Passage, 1957 Huile sur toile 130 x 195 cm
Dominique Eclercy, Avenida 20 de Mayo, roman, © Éditions Gaspard Nocturne

2 réflexions sur “L’homme dedans-dehors

  1. Bonjour cher René Thibaud,
    Cet extrait m’évoque irrésistiblement Hundertwasser, contemporain tardif de Klimt, et ses villes imaginaires, tout en couleurs mouvantes, kaléidoscope où la mobilité urbaine, portuaire bat comme un coeur affolé mais pugnace. Association d’un matin parisien gris et frisquet.
    Mes bonnes pensées

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