Je ne dors pas seul

Photographie Louis Vert – Les clochards endormis, 1905

Cet hiver-là, Chalamov était mon compagnon de nuit. Il me contait un ou deux récits, parfois trois. Puis je restais un moment le dos appuyé à mon oreiller et il s’éclipsait. Il partait dans sa nuit et moi dans la mienne. Mais il m’arrivait aussi de ne pas pouvoir porter tout seul le récit qu’il m’avait conté. Je prenais alors mon bloc de papier et le crayon.
Et le crayon sortait bientôt des ombres, par morceaux, puis par coulées, puis des jets comme quand on vomit et le récit de Merzliakov, ou d’Andreï Mikhaïlovitch ou d’un autre dont il m’avait parlé tentait de revenir, de recommencer. Je me dis avec honte, maintenant, pour me protéger de mon rejet coupable, que je fais comme les bovins qui ruminent, reprennent tranquillement ce qu’ils ont ingurgité pour s’en faire une douce pitance, un interminable dessert sucré, une sorte de rêve que j’assimile entre les feuillets tièdes de ma conscience et je m’endors. L’antagonisme qui relègue l’un dans sa mort pour conforter l’autre dans sa vie fonctionne à plein en ma faveur. Je me nourris tranquillement de toute cette insoutenable famine qui a rongé des prisonniers, gelé des pieds et des mains, abattu comme des arbres des dos sur le bois des châlits ou à même la terre, la neige ou la glace. Des heures interminables d’efforts devenus insensibles, des bouches tordues, des yeux révulsés ou haineux, du sang qui coule ou qui se fige dans des loques crasseuses, des fracas, des brusques détonations, des silences déchirants, que sais-je, ou rien de tout ça car ces mots vomis n’ont plus de réalité. La réalité est dans le flot chaleureux du sommeil, car je ne dors pas seul.

2 réflexions sur “Je ne dors pas seul

  1. famine, gel, abattement, extrême fatigue, épuisement total, comment avancer encore ? comment écrire ?
    merci pour cette atmosphère qui prend à la gorge en peu de mots et pour cette ouverture infiniment belle sur « la réalité est dans le flot chaleureux du sommeil »…

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