Nous voilà face à l’écriture qui s’est risquée si loin pour rapporter quelque chose de l’extrême-humain décharné par la cruauté, l’injustice, la haine. Dans la lecture de ces mots qui font silence et musique. Des secondes de lecture arrêtées, patientes, qui émettent chacune un son différent mais inaudible comme un arbre stoïque dans le froid garde précieusement sa chaleur enfermée. Un temps suspendu. Toute une forêt de lecture. La lecture, intimité dans l’immensité. Une route à tracer.

Comment trace-t-on une route à travers la neige vierge ? Un homme marche en tête, suant et jurant. Il déplace ses jambes à grand-peine, s’enlise constamment dans une neige friable, profonde. Il s’en va loin devant : des trous noirs irréguliers jalonnent sa route. Fatigué, il s’allonge sur la neige, allume une cigarette et la fumée du gros gris s’étale en un petit nuage bleu au-dessus de la neige blanche étincelante. L’homme est reparti, mais le nuage flotte encore là où il s’était arrêté : l’air est presque immobile. C’est toujours par de belles journées qu’on trace les routes pour que les vents ne balaient pas le labeur humain. L’homme choisit lui-même ses repères dans l’infini neigeux : un rocher, un grand arbre ; il meut son corps sur la neige comme le barreur conduit son bateau sur la rivière d’un cap à l’autre.
Sur la piste étroite et trompeuse ainsi tracée, avance une rangée de cinq à six hommes. Ils ne posent pas le pied dans les traces, mais à côté. Parvenus à un endroit fixé à l’avance, ils font demi-tour et marchent à nouveau de façon à piétiner la neige vierge, là où l’homme n’a encore jamais mis le pied. La route est tracée. Des gens, des convois de traîneaux, des tracteurs peuvent l’emprunter. Si l’on marchait dans les pas du premier homme, ce serait un chemin étroit, visible mais à peine praticable, un sentier au lieu d’une route, des trous où l’on progresserait plus difficilement qu’à travers la neige vierge. Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de forces, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu’au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d’autrui. Quant aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs.
1956
Varlam Chalamov, extrait de Récits de la Kolyma
Photographie, Iziz Bidermanas
La neige est un phénomène si physique qu’il est impossible de lui échapper. Les images peuvent sans cesse se renouveler. Il est certain qu’il n’est jamais facile d’ouvrir une piste où que se soit, mais dans la neige la marque est plus immédiatement visible. La page blanche de l’écrivain est son champ de neige, plus ou moins étendu, plus ou moins escarpé. Je crois qu’il lui plait de penser que les tracteurs et les chevaux suivront. Puis il cherchera un nouveau champ, ailleurs, plus loin.
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Cette confrontation du phénomène physique de la neige avec l’écriture — pour Chalamov s’impose d’abord la neige, puis vient l’écriture — est en effet au cœur de ses récits. La neige c’est le grand Nord, la faim, la torture, le travail mortel, en un mot la Kolyma. En écho à ce que tu dis, Dominique, je citerai quelques mots de la préface que consacre Luba Jurgenson à l’édition (Verdier, 2003) des Récits de la Kolyma :
« Mais la Kolyma n’est pas seulement une région, une planète, un trou noir. Elle est aussi un texte : lieu de la métamorphose du réel en langage, elle est cette marque qui s’inscrit directement dans le corps et parle à travers le corps. Elle appose sa signature sur les visages, sur les membres. Une signature vouée à être perdue.»
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