Menuet

Je me suis mis au piano et j’ai failli me décourager tout de suite. Mais monsieur Temps m’a donné juste une petite bourrade à l’épaule et c’est reparti. Doucement. J’avais un gros handicap à remonter : deux jours sans avoir eu le courage de m’asseoir sur le tabouret, ni même de soulever le couvercle et jouer un peu debout comme il m’arrive de le faire.
Je fais des gammes, je joue des petits airs faciles. J’essaie de raccrocher l’enfance, de tenir la ficelle qui tire le petit chariot d’un pantin de bois. Je repasse mes petits jeux d’enfant sans presque me tromper.
Et je sens que le pantin est remonté dans mon corps, jusqu’aux épaules, dans les jambes, s’est réinstallé.
Je dois dire que ce petit bonhomme me fait du bien, il me redonne une petite vitalité bien à lui.
Et je crois bien que je lui donne quelque chose aussi…
Pourquoi était-il resté comme ça sur son chariot avec ses roues qui n’avançaient pas, ses bras que plus rien n’articulait pour les faire balancer, son dos se plier et se redresser au rythme de la marche, sa tête et son chapeau se soulever et rire, et tout le bois de son corps se réchauffer, s’agiter comme les branches de la forêt au soleil, servir, pourquoi pas, de balançoire aux oiseaux.
Le grand-père c’est moi maintenant. Ce grand-père que j’ai construit il y a longtemps, à qui je donnais des ficelles et des boules de nuages pour ses fabrications.
Et je vais dans la rue trotter comme un petit cheval.

Lithographie de Constant

Une réflexion sur “Menuet

  1. Ce texte m’a rappelé — assez soudainement — un extrait de Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve) :

    « Quand successivement tous les autres hommes que j’ai en moi, l’un par-dessus l’autre, sont tous réduits au silence, que l’extrême souffrance physique, ou le sommeil, les a tous fait tomber l’un après l’autre, celui qui reste le dernier, qui reste toujours debout, c’est, mon Dieu, quelqu’un qui ressemble parfaitement à ce capucin qu’au temps de mon enfance les opticiens avaient sous la vitre de leur devanture et qui ouvrait son parapluie s’il pleuvait, et ôtait son chapeau s’il faisait beau. S’il fait beau, mes volets ont beau être hermétiquement fermés, mes yeux peuvent être clos, une crise terrible causée précisément par le beau temps, par une jolie brume mêlée de soleil qui me fait râler, peut m’ôter à force de souffrance presque la connaissance, m’ôter toute possibilité de parler, je ne peux plus rien dire, je ne pense plus à rien, même le désir que la pluie mette fin à ma crise, je n’ai plus la force de me le formuler. Alors, dans ce grand silence de tout, que domine le bruit de mes râles, j’entends tout au fond de moi une petite voix gaie qui dit : il fait beau — il fait beau —, des larmes de souffrance me tombent des yeux, je ne peux pas parler, mais si je pouvais retrouver un instant le souffle, je chanterais, et le petit capucin d’opticien, qui est la seule chose que je suis resté, ôte son chapeau et annonce le soleil. »

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