Capriccioso

Raoul Dufy, d’après Renoir (Le Moulin de la Galette), 1939

Je saute, je claudique… je sens que je dois articuler monsieur Temps.
Es-tu rouillé, monsieur Temps ?
Je descends quatre à quatre les jours de la semaine. Je le tiens à peu près. Il s’accroche à moi gentiment, me laissant guider, à presque me faire croire que je pourrai bientôt me passer de lui.
Un beau matin, il se lâche, il joue de concert avec moi, ou fait semblant, il me singe, il est mon mime et non plus ma marionnette… comme c’est agréable ! Juste un petit moment de grâce !
Mais il en reste quelque chose, indéniablement, quand je me lève, un instant j’ai le pas léger, je porte l’élégant costume gris. Allons jusque là : Je vais bientôt pouvoir me passer d’eux — Ils ne sont pas des Dieux, ni lui ni monsieur Nuit !
Dehors… (parce qu’il m’envoie dehors, dans la rue, après ma leçon), monsieur Temps devenu mon mime. Il a entamé sa métamorphose, et moi la mienne. Dans le ballet du trottoir où se croise la foule — les arbres, les pans de ciel — je comprends qu’ils sont là omniprésents, dieux ou non, indispensables à cette vie de société, qu’ils nous tiennent ensemble, en suspens.
Quand il voit que, dès le matin, je me mets au piano, que j’ai un peu d’entrain, que je fais sortir quelques notes qui acceptent de courir les unes derrières les autres, alors il reste dormir. Il ne bronche pas. Il n’est pas là. Mais s’il sent que l’influx fléchit, la manche creuse, le pantin déserté, il dresse aussitôt l’oreille.
— Regarde-toi.
Je me vois assis, habillé de noir, jean et pull, il ne fait pas chaud.
— Tu me vois toujours en costume gris de tergal, léger et élégant, qu’est-ce qui t’a mis cela en tête ? Le pull noir et le jean c’est assez bon pour moi, aujourd’hui.
Tu te remets au clavier. Tu vois bien que tu ne peux rien faire sans être deux.
Tu te pousses, tu te tires, tu te chamailles au lieu d’avancer — et Monsieur Nuit, tu l’emmèneras avec toi, n’aies pas d’inquiétude il te suivra. Il ne fait pas que stagner comme tu crois. Il est extrêmement réactif, comme l’onde noire sous le caillou que tu jettes, même sous la fine patte de l’insecte il réagit.

Le piano chante sous mes doigts, je réussis à l’entraîner, masse de bois résonnant à mes gestes. J’ai encore aux pieds les chaussures de marche, au corps le fredon dans lequel j’avançais dans la rue il y a quelques minutes, descendu poursuivant le dialogue, poursuivant le chant pour rester réchauffé, resté uni et vivant comme un corps animé dans le flot de la ville qui nous enserre, nous entraîne et nous nourrit — rivière tissée par nous à même l’espace — me voilà glissant dans sa trame jusqu’au clavier, mes oreilles frayant leur voie, mes doigts piquant cousant et le chant écoulant son fin ruisseau.
Il me faudrait faire un, que tout en moi se réunisse pour jouer, n’écouter que les mains au bout du corps entraînant tout de l’avant, monsieur Nuit veillant dans tout ça, faisant le rêve, la masse du rêve qui baigne tout.
Il me faudrait me noyer.
Devant la difficulté je me lève, je vais faire autre chose.
Et puis plus tard je reviens, mes doigts effleurent le clavier, une petite grappe de perles s’envole en scintillant…

Laisser un commentaire