Le chemin

Je reste à méditer sur le chemin.
Tu es une route, tu es un chemin, tu es un sentier — je finis par entendre. C’est un gros troupeau de brebis qui me parle — celui qui a dévalé en moi dans la nuit — en transhumance. J’entends : en traversant l’homme. Il passait par moi. Je sentais le flot des dos volumineux et épais moutonnant qui roulait dans le sentier, le ravin, le ruisseau, la vallée de mon corps. Le bouillonnement ininterrompu des croûtes odorantes qui s’écrasaient, la poussée tiède qui tambourinait le sol que je lui offrais. Je grandissais sous ces piétinements, j’hébergeais ces corps lourds, en gestation, dans le sommeil de leur nature.
Toute une vie d’attente pour les entendre. Pour m’étendre sous leurs pas, sous leurs ventres qui se pressent, qui me bousculaient quand j’étais enfant, désireux de les comprendre — hésitant, intimidé, craintif devant les hommes qui ne me disaient rien ou le disaient trop fort, trop rarement ou peut-être trop rudement pour que je l’entende, j’étais encore à aimer la voix du lait, du miel, des fleurs maternelles — tout cela il n’est plus temps de le dire mais qu’importe, je suis devenu le chemin, je deviens le chemin.
Le chemin ne parle pas, le chemin écoute et renvoie le bruit des pas. Sa confusion. Il fait une musique des bêlements d’agneaux, des plaintes alanguies des mères. Je guette mes notes de piano, je cherche le sol du chemin et ce sont d’autres cris rugueux qui explosent. Ma vie veut reprendre place, brutalement, me jette hors d’un énorme bus dans une ville inconnue, sa monstruosité à réapprendre alors que je ne suis plus que terre piétinée, martelée de coups de bottes. Je dois me détourner de ce cauchemar d’enfant et de la catastrophe qu’il entraîne, déjà vécue, le laisser de côté, choisir le chemin désiré mais il est rude, lui aussi.
Un silence qui n’en est pas un fait taire le tout, me libère. C’est un dur réveil. C’est peut-être à cela que ressemble une naissance et peut-on être au monde sans une naissance à chaque jour ?

Peinture de Constant (Constant Nieuwenhuys)

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