De tout pour faire un monde

Je me souviens que monsieur Nuit a sauté dans la rivière après avoir pris appui sur mon épaule. C’était là un autre de ses tours. Comment plus vite changer de décor, passer d’un endroit à l’autre !
Son exemple m’est bien utile : j’éteins la radio, l’ordinateur, je quitte la table du repas, je saute du lit. C’est extrêmement pratique. Je suis immédiatement ailleurs, à autre chose. Je ne traîne pas derrière moi des chaînes, des restes refroidis.
Ce soir, en fermant le livre que j’étais en train de lire, en éteignant la lampe, en posant ma tête sur l’oreiller, je me suis senti n’importe où à mon aise. Sans un chez-moi particulier. A l’aise sans savoir où, sans chercher de repère.

Monsieur Nuit a l’esprit de contradiction.
A l’inverse de monsieur Temps, qui tient le cap, debout sur le flot, souple et la tête haute, monsieur Nuit saute d’un moment à un autre, en avant, en arrière, sur le côté, il plonge, il surgit. Pour lui il y a toujours des ailleurs, des envers. Il occupe des temps, des lieux, qui ne sont pas les siens.
Maintenant j’apprends le piano sur une méthode d’enfant. Compte trois croches par mesure, me dit Lang Lang. Je fais ce que je n’ai pas pu, ni pas voulu faire dans mon enfance, parcourue en courant après les grands, empli moi-même d’un vaste monde de châteaux hantés et de champs de corbeaux, chevalier errant sans le savoir, vieux quant à l’âge mais candide enfant. Monsieur Temps me secoue les plumes, m’aide à marcher et déployer mes ailes. Pendant que monsieur Nuit en rajoute dans les quatre dimensions. Sans le savoir, non plus, j’ai meublé des châteaux, ouvert des labyrinthes et dressé des miroirs, peint le monde en trompe-l’œil, jonglé au cirque et couru à la chasse. Heureusement, je n’ai pas été à la guerre. Je crois que monsieur Nuit, comme moi, n’aime pas la guerre, aime jouer, comme moi, comme mes père et grand-père me l’ont appris, aux osselets sur la terre battue.
Monsieur Nuit, quand il pose entre nous son sac, nous jouons à n’en plus finir. Jusqu’à ce que monsieur Temps s’impatiente, me sorte la tête de l’eau, me montre le ciel bleu.

Peinture de Marc Chagall

2 réflexions sur “De tout pour faire un monde

  1. Ce soir, en fermant le livre que j’étais en train de lire, en éteignant la lampe, en posant ma tête sur l’oreiller, je me suis senti n’importe où à mon aise. Sans un chez-moi particulier. A l’aise sans savoir où, sans chercher de repère…

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