
Raoul Dufy, Orchestre rouge, 1940
Pourtant, nous nous précipitons nous-mêmes vers l’inconnu. Non pas vers des terres inconnues, des temps inconnus. Vers l’absolu inconnu, la mort. Ce n’est pas ce qui nous effraie, cette course, on y est enclin naturellement pourrait-on dire, on y trouve notre bonheur, on y excelle, cette course c’est notre voyage. Mais la plupart d’entre nous, sauf peut être certains comme Don Juan ou Don Giovanni, comme Casanova ou les héros de Rabelais… nous le faisons sans conscience, sans adhérer à l’extraordinaire de ce destin… sauf encore celles et ceux qui sont près des étoiles…
Je regarde l’enfance comme les étoiles — qui fuient. Je n’arrive pas à la rattraper, j’arrive juste à l’admirer. Je ne devrais ni l’admirer ni la regretter : je ne l’ai pas perdue. Elle est partout. Tout n’est constitué que d’elle — pourquoi ne pas la sentir dans son ampleur, dans la mesure de son déploiement gigantesque jusqu’aux confins de l’univers ? On s’extasie devant quelque enfant prodige qui joue du piano, mais nous sommes tous de prodigieux enfants, qu’attendons-nous pour jouer les arts les plus divers, pour inventer, fabriquer, pour apprendre et apprécier tout ce qui s’offre à nous, tout ce que nous laissons dans le sillage de notre course effrénée ?
Curieusement, nous sommes des êtres de peur. Nous croyons arrêter le mouvement de l’univers. Mais la peur nous retient contre nous-mêmes, et nous dresse les uns contre les autres. Ce n’est pas un petit obstacle. Mais à bien y regarder, on la découvre pelotonnée au fond de soi, elle n’est pas ailleurs. C’est pourquoi tout n’est pas perdu, loin de là, vaste est le courant des galaxies. Nous ne sommes pas des individus, nous sommes des multiples, des couvains, des poussières, des fruits, des graines, des enfants.
Le vieil homme sent son ventre se relâcher — une sensation qu’il ne connaissait pas — flotter dans le ciel étoilé. Le vieil homme s’entend prononcer soudain distinctement des syllabes enfantines, comme un message émis qui le traverse, un bip bip. Le vieil homme qui compose une symphonie.