Mon alignement de planètes, les touches blanches et noires où je poserai les doigts m’apparaissent le temps d’un bonheur que je sais là. Mais une autre galaxie a pris possession de ma tête à la faveur de la nuit, un rêve brouillé venu m’envahir, sans égard pour mes réticences. Je devine encore la configuration de la cohorte d’envahisseurs, drapés dans l’ombre, et je vais en retenir un, je lui prête la tête d’un homme sans caractère, et la voix douce, de ce demi-philosophe auquel je pensais hier. Ce sera lui dans le rêve qui entre dans la maison, séduit peu à peu ma bonne compagne sans méfiance et prend ses aises. Je me tiens à distance, le laissant déménager toutes les tables, j’abandonne la place finalement pour observer la scène. Je confirme les traits du médiatique et doucereux intellectuel parisien que je visais, qui se verra offrir une chaire au Collège de France malgré (je le dis méchamment sans être autorisé d’en juger) le peu de consistance de ses recherches littéraires et sociologiques. Je lui en veux surtout de m’être laissé aller à un semblant d’intérêt forcé pour ses œuvres que je trouvais trop habiles. Ces derniers jours il a dû se glisser dans le livre (d’Adorno) que j’avais laissé ouvert trop longtemps sur la table, n’en piochant que quelques textes par-ci par-là, mais le demi-philosophe petit-bourgeois, son cadet trop jeune en 1945 quand fut écrit le livre, s’y glisse pourtant quatre-vingts ans plus tard, longtemps après sa propre mort, et je paie moi-même mon tribut maintenant à ces prédécesseurs (si tant est que j’existe, que je sois autre chose que relents de lectures mal digérées ou règlements de comptes). La vie des livres, des lecteurs, de la bourgeoisie, des intellectuels, du capitalisme déjà durablement installé, dont Adorno dénonce la pesanteur, tout vient donc faire en moi un insidieux poison. Toutes ces préoccupations qui m’envahissent, me tiennent en otage non pas en m’emprisonnant mais en se comportant comme des occupants. Le fond de guerre qui vient me cueillir là où je suis. Mon intuition, qui me fait trouver les traces, reconnaître les indices, ce n’est pas mon intuition, c’est le poison qui s’insinue. Je déteste les guerres mais elles m’aiment, elles me dégustent. Je parle pour me disculper. Je parle sans doute de tous ces micro-organismes que nous sommes, attardés dans ce monde qui n’en finit pas de nous digérer. Nous ne sommes plus au temps des philosophes, nous ne sommes plus au temps du sujet, ni des structures, ni même déjà des données car elles nous poussent vers la sortie. Je ne sais plus où habiter sinon dans le crayon qui court sur le papier. Il court, il court, le furet, et je sais qu’il s’arrêtera, au pied d’un rocher, devant une île éblouissante : le clavier du piano, mon alignement des planètes. J’y poserai les doigts, ils entreprendront l’escalade, la courte randonnée où je m’épuiserai vite, non sans avoir cueilli quelques fruits immatériels pleins de saveur que les embruns partageront.

Marie Hubert