Je reconnais tout de suite, sur l’ancien chemin de halage, la poussette de grand-père au pied d’un tilleul. Il y a des petits oiseaux qui volettent autour. Elle est chargée d’un tas de linges, de petits objets domestiques ou enfantins, comme un campement abandonné.
C’est un peu plus loin, à quelques pas de l’eau, que je le vois. Il ne ressemble plus à rien, par terre au milieu de pigeons, nu comme un poulet déplumé. Mes mains s’arrêtent en chemin avant d’avoir pu se tendre pour le ramasser et le remettre dans son berceau comme j’en ai eu brusquement l’idée, contrariée aussitôt. Je ne sais plus qui je suis, devant lui ; il ne m’a sans doute pas vu (me dis-je, ce qui me rassure).
Un ronflement brinquebalant dans la rue. Ce doit être Carolus, la benne des éboueurs. Il doit être cinq heures. Les pigeons s’envolent ; il n’est plus là non plus. Vont-ils ramasser la poussette ? Mon crayon soubresaute. Mon crayon se tarit. Je ne peux pas remonter le passé.
Alors, soit en se déplaçant, Carolus, soit en me rendormant, moi, nous allons de l’avant.
La pluie fine et continue. C’est la pluie utile pour les champs et les jardins, pour les forêts. Les chevaux s’y tiennent immobiles, des heures durant. Elle plaît aux oiseaux aussi, ou leur indiffère. Elle est longue et silencieuse, parfois invisible. Elle réunifie, ou redonne l’étendue des liens, des voies de circulation, des contacts.
Tout ce qui s’est passé si rapidement, si déroutant, s’emplit lentement de sens, comme à l’aube se révèlent les lignes, les formes, les couleurs d’un paysage. La nuit, le soleil maintenant, nous ont fait voyager, c’est un jour nouveau, c’est un monde nouveau.
Ce n’est pas celui d’hier. Grand-père n’y est pas. C’est peut-être une grenouille qui l’a remplacé. Celle qui vient de sauter dans l’eau. Trop tard ! Je ne l’ai pas vue. Ce bruit extraordinaire, c’est pour qu’elle saute ! Nous voilà dans le présent, elle et moi et tout cela autour. Le passé n’est pas là. C’est le monde de monsieur Temps. Tout est musique, silence, corps et objets, mouvements. Je vois les feuilles du tilleul qui n’ont qu’une ou deux semaines et qui le couvrent déjà comme une forêt et qui respirent respirent sans discontinuer, plus vertes, plus vertes, se lustrent de la pluie. A présent c’est une tourterelle qui bat des ailes pour remonter le courant de la brume d’eau grise et fine qui descend. C’est mon crayon qui entend faire de la musique, car tout est utile, tout tisse et concourt à la tâche.

Fernand Léger
Texte où l’on entend le chant et le rythme de la pluie
« La pluie fine et continue » j’ai bu un verre de vin devant la petite maison en pierre (une pièce) où logent (j’allais dire habitent !) mes voisins anglais, en leur compagnie.
Cette pluie fine est aussi bonne pour réveiller la peau humaine.
J’aimeJ’aime