Ce ne sera pas commode de voyager sans livre.
Les images du monde perdu, c’est elles qui viennent occuper mes jambes, et je n’ai à vrai dire plus même besoin du train. Je ne voyage plus qu’à pied. Il faut faire aussi sans les préparatifs rituels, qui prennent du temps mais permettent d’abandonner le confort du lit le matin, ou même la nuit, puisque c’est la nuit que je dois écrire — me mettre en route parfois même sans écrire, en marchant seulement. C’est dans les jambes que défilent les paysages, mais pas tranquillement comme quand on est assis, emporté par le mouvement régulier du train comme un enfant dans le traîneau des rêves. Les paysages pressés se disputent la place dans les jambes, se coupent la parole, se superposent, se recouvrent. Le voyage n’est pas linéaire, c’est du chamboule-tout, des déraillements récupérés, des circuits relancés, abandonnés, des attentes inexpliquées, des voies étroites et des retours en arrière. Il faut écrire à la lueur d’une ampoule de veille ou dans le noir. Ce sont des paysages, des chantiers, des décombres aperçus, gribouillés plutôt, des survols, c’est la vie qui continue sans vous, sans ceux qui meurent, avec beaucoup de temps perdu, de lieux disparus, de vécus oubliés. C’est à ce prix que je peux encore voyager.
Ces voyages inconfortables, intranquilles, arpentant l’obscurité de la maison, me disent ce que je n’avais pas su voir, ce que je tardais à comprendre, — j’aperçois au-dessus le bleu-et-blanc des ciels d’été qui dit la certitude d’être bien là —, me disent ce qui va me permettre de continuer, et chaque jour nouveau d’arriver dans une ville nouvelle à découvrir avec mes yeux nouveaux.

Aleko et Zemphira au clair de lune, 1942 pour le ballet Les Gitans, d’après Pouchkine. Marc Chagall.