
Marlene Dumas, The painter, 1994
Auprès de monsieur Temps on vit dans l’étonnement permanent. Je marche près de lui — nous nous sommes rencontrés sans rendez-vous — il marche près de moi, sans nous parler, sans nous regarder, sans même nous voir. Tout est là par le plus grand des hasards. Cet arbre, cette chose, cette personne, pourrait aussi bien n’y être pas. Ces couleurs ! Cette définition de forme ! Nous sommes à l’intérieur d’une œuvre d’art. Mouvante, vivante. Pas seulement belle, la douleur y est aussi, si on voit une bouche ouverte qui crie. On y souffre, on y meurt peut-être même. Je ne suis pas épargné. Je suis dans le tableau. Comme tout le reste, comme tous les autres. Et je ne vois pas tout. Quand la souffrance m’envahit trop je ferme les yeux. Comment la beauté se concilie-t-elle avec la souffrance. Demander à Delacroix. Avec l’horreur. Demander à Goya. Ont-ils réussi… Vais-je réussir dans l’écriture à concilier ce que je vis, ce que je vois, ce qui arrache le bonheur, la joie, de la beauté… ce qui ronge la toile… Heureusement monsieur Temps glisse à travers tout ça. Je veux fuir, je veux me transformer — la douleur en ruisseau, l’eau en nuage, en air bleu — mais rien de faux, rien d’inventé, rien d’absent pour protéger son absence. Tout est là. Avec monsieur Temps tout est présent. Le livre de Hannah raconte précisément tout cela, lui aussi. Il fait partie du tableau. Je peux reprendre ma lecture. Mais le livre parle comme de l’extérieur et fabrique un passé — il parle comme si le langage ne faisait pas partie du présent. Et il essaie précisément d’expliquer cela : Pourquoi le langage maintenant s’est substitué au réel — il situe cela à la création de la polis. Mais le livre se condamne ainsi à la fiction. Ce qu’il dit n’existe pas dans le tableau. Heureusement, ce qu’il dit est montré dans le tableau. Dans l’épaisseur du tableau il y a aussi Hannah — il y a maintenant la place pour sa douleur non dite à elle, aussi. Elle résonne avec la mienne. Le tableau résonne de lui-même, le ruisseau coule.
Des petites formes colorées de bois découpé en oiseau, insecte ou poisson bougent imperceptiblement dans l’air, offrent à monsieur Temps une incarnation passagère, un support poétique propre à un conte d’enfant.
Un soir monsieur Temps s’était arrêté dans une chambre d’enfant. Tout y était préparé pour la venue d’un nouveau-né, le berceau d’osier recouvert de dentelle, les rideaux fins aux fenêtres, le mobile de bois coloré aux formes de poissons, d’insectes et d’oiseaux qui bougeaient doucement dans l’air léger. Soudain il entendit des voix et tout un cortège de froufroutement qui s’approchait, il se cacha aussitôt dans le mobile suspendu et l’enfant endormi fut déposé sous ses yeux dans le berceau par la famille émerveillée, parents, grands-parents, oncles et tantes, jeunes enfants. Puis on sortit sur la pointe des pieds. Les couleurs du soir baignaient la chambre et caressaient le petit corps mystérieux emmailloté dans le berceau. Un rideau bougea à la fenêtre. Des fées entrèrent l’une après l’autre, impatientes de doter l’enfant de dons, de protections et de petites faiblesses qui font le sel de la vie. L’enfant eut la musique, le secret des cachettes, et la curiosité. Les fées à peine sorties, monsieur Temps sentit qu’il ne partirait pas sans laisser lui aussi quelque chose à l’enfant : il lui donna la discrétion.
Et le bébé grandit. C’était une fille. Elle entra ce jour-là dans ma vie, grâce à monsieur Temps.
A présent elle devient femme.
Douloureux et tendre. J’aime « t’entendre » (oui j’entends une voix) raconter
ici l’enfant et Temps, ton monsieur qui prend au fil de tes mots … des couleurs, une texture
(pas toujours la même)
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