Impromptu

Ce n’était pas commode de les avoir tous les deux dans le corps. Je me sentais souvent les contraindre, les malmener, non par irritation ou mésentente mais plutôt par incapacité à bien les utiliser. Mon corps était peut-être leur demeure naturelle, j’en conviens, mais je n’étais pas capable de leur faire leur juste place.
C’est au piano que me viennent toutes ces réflexions ; tout en me nourrissant d’eux je m’en émancipe. Je n’en suis pas encore à les libérer complètement et à me sentir leur égal, leur frère (ce qui serait génial, on peut le dire), mais il me vient une idée, que je mets tout de suite en œuvre : S’ils allaient dans le piano !
Et les voilà aussitôt, chacun dans une main ; je les sens plutôt bien, ils s’y font vite. Une partie de mon maigre répertoire y passe. Ils sont parfaitement à l’aise. Ce sont mes mains qui s’alourdissent, qui peinent, mais eux sont en place. Je me vois déjà regardant le piano avec eux à l’intérieur, et le plaisir, et l’honneur qui m’attend lorsque je soulèverai le couvercle et leur toucherai la main. Ce grand râtelier noir et blanc est vraiment leur porte d’entrée, ils ont tout un orchestre piaffant à l’intérieur prêt à se déchaîner.

Raoul Dufy, Le concert rouge, 1946

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