
Les gammes
Les doigts ne se réveillent pas si facilement sur le clavier, ne retrouvent pas leur pas si vite que le poulain tombé du ventre de sa mère trouve ses quatre bâtons qu’il articule immédiatement. Mes dix doigts au bout de deux mains tenues depuis tant de décennies comme des fleurs, un bouquet empoté, lentes à se dégourdir, à s’organiser dans l’espace. Car l’espace lui aussi est là, déjà, il n’a pas attendu pour se ranger, s’aligner, se répartir les places, tu le découvres en tâtonnant. Tu n’as rien de l’enfant, qui est une boule intelligente qui change de couleur, de forme, de vitesse, qui change de sens, de direction, qui jongle, qui se retourne, qui se construit à toute allure des neurones à la surface, à l’interface, en araignée, courant, cousant de fil blanc, effaçant tout. Les enfants n’ont pas de corps, ils n’ont que de l’espace qui agit, qui s’agrandit, s’approfondit, bondit, crie, survit, on ne peut pas les suivre. Et maintenant je réapprends petit à petit. J’apprends, comme je dis. J’ai conscience d’apprendre. On a voulu leur donner de la conscience, on le prétend, alors qu’on leur a extrait la conscience, pour la mettre à part. On a tout analysé pour tout refaire ce qui était. En moins bien. En plus maîtrisé par quelques uns, au mépris de tous les autres. De ceux qui ont la véritable maîtrise : les ouvriers. Ceux dont on a extrait la conscience. Pour la leur redonner petit à petit, à mesure, en contrôlant la dose. Alors je suis en train de refaire le monde, comme un idiot, sur mon piano, et je n’arriverai jamais qu’au plus bas niveau de l’apprentissage.
Marlene Dumas au Musée d’Art Cycladique, Athènes, 2025