Mes blessures du poignet et de la hanche se résolvent en de simples gênes intermittentes. Mais le cheval a dû rester trois semaines à l’écurie, ou juste devant, sur le pré. Ce n’est pas l’envie de jouer qui nous manquait, à l’un ni à l’autre, mais j’apprends à poser des limites — comme les hommes ont toujours fait avec les animaux —, je n’ai pas ses capacités physiques, mais je compte avant tout.

Elle était au fond du jardin, qu’elle longeait en contrebas sur toute sa largeur, séparée de lui par un petit mur sombre percé d’une porte de bois en son milieu. Il fallait ouvrir cette porte pour voir la petite rivière qui s’appelait comme ma sœur : le Suzon. Mais elle et moi, enfants, nous n’avions pas le droit de nous approcher de cette porte — ce que nous faisions malgré tout parfois quand il faisait beau, l’été, pour l’entendre chanter, en pleine liberté, suivant son cours d’un côté de l’inconnu à l’autre, loin des jardins. Certaines saisons, l’hiver, l’automne, le printemps, elle pouvait être redoutable, déborder, inonder les caves, les maisons parfois.

Ma petite-fille est venue, nous avons fait du skateboard, c’est de son âge, un petit peu moins du mien mais je me débrouille pas mal. Je n’avais encore jamais fait de chute, mais cette semaine-là fut l’occasion. Rien de bien grave. Nous sommes en train de passer des caps. Elle, la puberté, moi, la vieillesse. Nous venons l’un et l’autre à la rencontre de notre temps qui passe, de nous-mêmes autrement dit, comme la petite rivière qui surprend ses limites.
Elle reste longtemps au piano. Pour elle ce n’est pas un cheval, c’est un piano — entre nous, du moins — mais elle, c’est Mozart. J’exagère, mais elle apprend en quelques jours comme moi en une année ; et nous pouvons nous retrouver sur le chemin. Elle aime l’équitation mieux que le skate, me dit-elle. En vérité, nous avons chacun une vie pleine d’accrocs. Nous raccommodons.

Du jour au lendemain je n’ai plus existé, m’avait-elle dit, il y a un an déjà. Je connaissais ce drame : la naissance du petit frère. Elle n’avait plus de prénom, elle n’avait plus d’existence, elle n’était plus que « la grande sœur », elle n’était plus que son ombre dans l’ombre du bébé, qui grandissait à toute allure. Ce fut — c’est encore — difficile pour elle de se refaire une chair, de revenir à la lumière. Le cheval aide peut-être plus que le skate. L’ombre est encore souvent présente, et peut-être le sera-t-elle toujours d’une certaine manière, comme dans la petite rivière au fond du jardin, qui recueille toutes les eaux, qui piaffe, éclabousse et parfois se tait. Tout comme un piano.

Adèle Nègre, Mesurer, mars 2016

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