J’ai retrouvé l’adolescent caché dans un coin de l’atelier. Je l’ai pris entre mes doigts comme une larve tiède. Je pouvais le faire car c’était moi. Je me reconnaissais à travers l’ombre lointaine qui le ramenait, qui le reliait à moi, l’aspirait au creux de ma main. Il mûrit et répand son liquide dans lequel il libère ses ailes, ses petites nageoires fines, ses branchies ronflent doucement, il se colle à moi pour avancer. Je le caresse, lui donne ma main, mon ventre pour existence, il se disperse, il s’assure de la continuité de la vie à travers la vague écumeuse qui le laisse rejoindre la surface, dériver, trouver l’ombre des rochers ou le bois des planches qui vont l’héberger. Et je suis pleinement rassuré pour lui.

La photo recueillie dans le bain argentique fait apparaître un homme et une femme côte à côte dans l’atelier, nus, comme si leurs corps venaient d’émerger à la surface du monde. Sur cette photo, plus que des habitants de l’atelier, ils semblent en être, comme des insectes prêts à éclore surpris par une échographie, les corps vivants constitutifs.
Je choisis cette photo pour m’évoquer les liens d’attachement, leur continuité ou discontinuité entre les humains et au-delà parmi tout ce qui vit ou constitue un environnement, tels que me les donne à penser un anthropologue, Charles Stépanoff, dans un livre que je viens de lire.

Le train a roulé toute la nuit. J’arrive dans cet endroit qui m’était familier dans mon enfance, que je n’avais pas revu depuis un dernier rêve qui doit dater de plusieurs décennies. La maison a changé. Elle est plus vaste, plus aérée, précédée d’un terre-plain qui fait face à une large porte vitrée, sur le côté un escalier en béton mène tout droit à un perron. Elle ressemble un peu à ce qu’elle était déjà dans mon lointain rêve précédent, en plus dégagé, comme quelque chose qu’on a cherché et dont l’accès a été plusieurs fois élagué et simplifié. D’autres rêves dont ma mémoire garde encore la trace avaient précédemment, chaque fois, apporté une excavation, un désencombrement. Elle ressemble tout de même à la maison de mes grands-parents mais la montagne en est moins proche, moins familière, le balcon de bois qui l’escaladait étroitement, les ombres mouvantes et odorantes qui l’emplissaient, ne sont plus là. C’est un oncle autrefois bien connu qui m’accueille très concrètement, en urgence, sans manières, il est un peu plus grand qu’il n’était, parlant plus distinctement, sans accent, il m’annonce tout de suite qu’elle (ma grand-mère ou ma tante ?) vient d’avoir une attaque (un instant il me semble qu’il a mentionné un fusil), qu’il ne faut plus s’inquiéter et qu’il attend quelqu’un (un jeune homme), qui d’ailleurs arrive et gare sa voiture devant la façade à côté de celle qui m’a emmené, près du perron. Il y a aussi un jeune (cousin ?) qui me parle, à l’intérieur près de la table où nous avons disposé trois chaises. Je recompose visiblement dans mon rêve l’ambiance de mes souvenirs d’enfant d’une manière très simplifiée, clarifiée, actualisée. Je range mes souvenirs comme on fait le ménage ou comme on vide la maison de ses parents. J’inaugure une nouvelle vie.

Après la toilette du matin, le corps délié, presque entièrement renouvelé — c’est une sensation que donne le bain de soleil devant la fenêtre — je danse mon appartenance au nouveau jour, mon déploiement animal et végétal sous la caresse aérienne.

Adèle Nègre

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