Je crains de me servir du piano comme d’un cheval de guerre. C’est lui qui m’emporte sur le champ de bataille d’où je vais sortir par les mots. C’est son incroyable courage, sa folle confiance en la musique, que j’utilise, c’est l’énergie même de son corps, son sol et son horizon. Je monte sur son dos pour me faire porter, non pas pour aller avec lui dans la musique, elle est bien trop grande et même effrayante, mais juste pour qu’elle m’élance et me fasse chavirer, de là les mots viennent me sauver, je m’en saisis à la volée, je me raccroche à leurs branches qui grandissent, me font des phrases que je ne lâche plus. Mon piano trotte et se met au pas, je ne l’entends plus bientôt. Mais je me souviens de sa force et de son dévouement, de son énergie qui m’a soulevé du sol, empli de chaleur, donné une vie intérieure, car c’est lui que je porte à mon tour, son rythme, ses rebondissements, son hennissement. Son énergie qui a satisfait mon estomac.

J’entends de la musique. C’est peut-être un concerto de Beethoven, il y en a de merveilleux. C’est peut-être une autre musique, il y en a tant de merveilleuses. La musique est un rêve. Mais c’est un rêve en liberté, il n’est enfermé dans aucune tête. Il a ses bras, ses jambes, ses yeux, ses oreilles, il se promène devant vous. C’est la musique.
Alors je fais silence devant elle.
Je fais silence pour qu’elle existe.
Je lui passe le relais. Il fallait que je vienne jusque là, avec le cheval, pour la rencontrer. Pour me taire, que le cheval s’écroule sous moi avec tout son harnachement, son râtelier de notes, ses jambes solides, son encolure frémissante, nous sommes venus ensemble et nous sommes écroulés quand nous l’avons reconnue.

Entretemps les frères Quatrecôte sont passés, tout a continué dans la contradiction, les complications sans lesquelles nous n’aurions pas pu avancer d’un pouce. Mon métabolisme incontrôlable a plié, sombré, roulé au fond de la nuit, m’a fait proférer des mots inconnus, des mots noirs, ensoleillés.

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