Le père Vannereau. Je n’aurais jamais osé prononcer ce terme, sinon avec ma sœur car nous étions deux enfants, et ne nous privions pas de nous moquer de lui qui était vieux, c’est vrai, avait des mimiques de bouche tout à fait ridicules, des vêtements surannés pour ne pas dire loqueteux, une addiction maniaque au sirop des Vosges Cazé, et son expression « Au temps pour moi », très aristocratique, jamais entendue par personne d’autre, qui ne venait que rarement et sans doute à bon escient, lorsqu’il nous faisait brusquement reprendre un passage en répétition. Nous, les enfants, avant d’avoir des instruments nous suivions sur notre partition pour apprendre le solfège. C’était monsieur Vannereau.
Mais les noms ne restent pas indemnes, ils sont pris dans le tourbillon de la vie et plus tard emportés dans ceux des autres vies, et c’est une chance car ils sont bientôt tout ce qui reste de la personne qu’ils furent.
Les noms, comme tous les mots à l’approche de la nuit, si je leur donne une feuille de papier, s’en vont allègrement bien au-delà des bords comme des fourmis qui s’éparpillent, ils escaladent ce qu’ils trouvent à leur portée, sautent les uns sur les autres et nous donnent une image bien différente de ce que nous croyions être la réalité. Et, surtout, ils nous entraînent avec eux dans cette image. Nous rêvons. Nous sommes dans la voie royale, dans l’allée d’honneur de quelque château. Je ramène alors quelques malotrus de ces insectes sur la feuille de papier et les force à s’aligner, à se ranger en phrases correctes et présentables. C’est ainsi que monsieur Vannereau est devenu le père Vannereau, hier soir, alors qu’il s’était déjà, ici même, en présence du cheval-piano, et par bienveillance à mon égard, métamorphosé en monsieur Temps.
Les frères Quatrecôte, traînés sur la feuille de papier eux aussi, ont avoué le vide de leur histoire et, du même coup, les bienfaits de l’oubli et la possible amitié. Tous ces mots, tenus là sur le papier pendant que j’écrivais, je les ai vus se dédoubler, se défaire de leurs liens, grimper les uns sur les autres en pyramides, en tours de Babel, en animaux fantastiques. Je me promets de les relâcher dès le point final posé et de les suivre dans leurs jeux.

Adèle Nègre
Merci, René, pour votre texte.
Je le trouve magnifique.
Il me touche, me bouleverse (c’est très agréable).
Pour la photo par Adèle Nègre aussi!
J’aimeJ’aime