
Jean Dubuffet, 1944
Le ragtime me suit dans la rue. C’est une attention particulière du cheval que j’apprécie. Il me délègue un petit poulain pour me tenir compagnie, jouer avec moi et du même coup m’exercer dans mon apprentissage.
Les jambes ne sont pas tellement plus assurées que les mains. Mais le corps se cache. Le poulain s’en aperçoit, il ne le brusque pas, le laisse apprendre par la force de l’habitude, comme on apprivoise. Toutes les personnes âgées marchent avec des petits pas craintifs. Il n’en est pas là (le corps). Mais il s’observe malgré lui, furtivement. Son approche des autres est devenue timide, forcée, presque insistante parfois. Il faut une observation attentive pour se rendre compte de tous ces manques qu’il essaie de contenir et de cacher. Il a perdu la grande partie de sa vie « active » et ses relations sont devenues aléatoires. C’est un nouveau corps que ce corps, greffé sur l’ancien disparu. Un corps plus frêle dont il sent maintenant les limites, et aussi le désir.
De retour au Château — il y a tellement de soleil dans l’appartement que je peux l’appeler ainsi, à cause de toutes les couleurs de fin d’été, chaudes et nuancées, qui en font le tour, qui l’isolent dans sa hauteur, comme le château d’un navire — installé à la table à quelques mètres de la croupe du cheval, je fais le plein de chaleur solaire, le carburant du bonheur. Le poulain, qui a repris sa place de tabouret, me regarde très sagement immobile, aligné dans le sens du passage, au bas du cheval, comme dans une peinture de Vélasquez ou de Jean Dubuffet. Le Château garde quelque chose d’aristocratique (sinon ce ne serait plus un château, dit monsieur Nuit qui distribue les cartes : le cheval, le Soleil, le ménestrel qui est en même temps le peintre de cour.
L’art est, comme la rue, un lieu de métamorphose, il faut y être un peu fou pour connaître quelque raison.