Il fait noir. Pas tout à fait, la flamme d’une petite bougie sur la table m’éclaire. Il n’y a plus d’électricité. Il fait froid. Pas tout à fait, je me suis vêtu de pulls, de blouson et enroulé d’un plaid que j’avais sous la main. Je suis chez moi, j’y suis encore bien, ce sont les conditions de vie que je m’étais préparées depuis longtemps. J’ai rejeté, à mesure que je le pouvais tout ce qu’on a coutume de croire indispensable.
Je ne peux pas vraiment écrire ou plutôt, je ne pourrais pas relire ces traces aveugles du crayon. Peu importe, je n’écris que pour prendre conscience. Et je fais un grand trait dessus à la fin. La conscience n’est pas dans l’écrit.
Le crayon est une petite rivière. Il va toujours de l’avant. Il est toujours plus loin que sa trace. Elle ne compte pas pour lui. Elle ne fait qu’indiquer par où il est passé, si quelqu’un veut le savoir. Elle laisse beaucoup de choses derrière elle mais pas pour elle.
Je rouvre les yeux : la bougie est minuscule, comme une petite tulipe, bleue et rose.

Insaisissable, mais aussi irrespirable, inoubliable, indépassable, la guerre est au fond de tout ça. Et c’est d’elle qu’on veut et qu’on ne peut pas parler.
Mes parents, avant que je naisse, n’avaient qu’elle en tête, dans le corps, un effroi, une torsion abdominale. Que suis-je venu faire là, ma sœur d’abord, puis moi, après la fête, le plus jamais ça, le mariage. Le silence s’installant peu à peu, ouvrant les bras à autre chose.
Et écrire permet d’évoquer, de confirmer, de savoir qu’elle renaîtra toujours, qu’elle se ranime, comme un feu car les braises ne peuvent pas s’éteindre.
Je me suis avancé en tournant le dos. J’ai vécu et je vis encore en tournant le dos.
L’être humain se renouvelle, comme un papillon, l’enfance éclate comme les bourgeons de fleurs dans les champs, mais un squelette de bronze reste en chacun de nous. Couleur de ma mine de crayon, de ce filet de rivière qui écrit pour accompagner la conscience. La conscience ou l’inconscient, ce qui traîne toujours derrière soi.

Homme qui marche, Alberto Giacommetti

2 réflexions sur “

  1. Magnifique, cette écriture qui « réalise » : « Peu importe, je n’écris que pour prendre conscience. Et je fais un grand trait dessus à la fin. La conscience n’est pas dans l’écrit. »

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