Pour fêter le solstice d’hiver nous avons décidé, monsieur Nuit, monsieur Temps et moi, de passer une soirée de réveillon ensemble. C’est une drôle d’idée, nous en avons convenu tous les trois.
D’abord, nous ne sommes pas trois êtres physiques de même nature — pas exactement — c’est comme si je voulais me mettre à table avec mon cheval, ou avec mon violoncelle, c’est ce que j’ai dit. Et monsieur Temps a dit J’aurais l’impression d’être assis entre deux chaises, et je serais la troisième chaise. Monsieur Nuit a dit Je veux bien, à condition de rester toute la soirée sur une feuille de papier. J’étais perplexe. J’avais imaginé un bon repas avec des discussions à n’en plus finir.
On pourrait s’accorder, dit monsieur Nuit.
Accordons-nous, dit monsieur Temps.
Eh bien, c’est convenu, dis-je. Donnons-nous les trois lieux en partage, chacune des places à tour de rôle, chacun des trois modes de jeu.
Monsieur Nuit trace des ronds, des bulles, des boucles avec le crayon, noires, grises, pleines, vides, habitées ou non. Je suis sur la chaise entre les deux, monsieur Temps sert le champagne, il nous tend les coupes. le bruit que nous faisons — avec les verres, les voix, un chant — est tout de suite musical. Monsieur Temps semble diriger alors que tout s’improvise. Les chaises s’avèrent de très bons instruments visuels, sonores, et permettent de spatialiser et transmettre les éléments de la conversation : les mots, les idées, les sons. La nuit de monsieur Nuit déborde de la page, tandis que nous buvons et mangeons, réjouissons nos corps, tout respectant un ordre musical — J’avais envie d’écrire un opéra, dit monsieur Nuit, et voilà qu’il se fait de lui-même.

August Macke, Ballet russe, 1912