Cette nuit la rivière comme dans une sorte d’ivresse a resplendi de tous ses feux, fait jouer toutes ses parures, sorti ses oiseaux les uns après les autres, les plus colorés, les plus vifs, les plus rares, mouettes, canards giclant des palmes, cormorans, cygnes, palombes, gallinules, le canard empereur que je n’avais vu que deux ou trois fois, les hirondelles, les bergeronnettes, les hérons… Les ragondins sont revenus comme aux plus beaux jours, traversant d’une rive à l’autre sous l’eau comme des flèches ou sortant la tête, pataugeant dans l’écume et venant faire les beaux, dressés sur les pattes de derrière droits comme des gymnastes tandis que je leur tendais des fleurs de pissenlit à se pourlécher la moustache.
Elle me rejoua sa liberté d’avant le vieux pont, d’avant la collégiale, lorsque le premier moine s’est arrêté devant le beau méandre où il lui parut bon de faire bâtir une abbaye.
Cette nuit elle a voulu me rafraîchir la mémoire et je note, guidé par le crayon qui saute d’une ligne à l’autre comme par-dessus les étiages du temps.
Lorsque mon crayon, ou celui de monsieur Nuit, plus immatériel, viennent explorer ce méandre aujourd’hui, ce que nous fouillons danse, mêlant et retournant les rives, les crues et les décrues, dans l’infinie mémoire du pansement de l’eau.

Olivier Debré, grande verte et bleue svanoy,1974

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