Rivière

Je notais il y a quelque temps son « indifférence ».
Il faudrait peut-être dire : son regard égal pour tout, son « impartialité ».
Je m’en suis longtemps expliqué, avec moi-même, pour me faire comprendre le véritable contenu de cette remarque : la dimension affective (il y avait un peu de perte, de regret), la dimension sociale (abolie toute considération de privilège, de hiérarchie, d’exclusion), la dimension scientifique (qui distinguait les niveaux d’observation physique, psychologique, linguistique) ou philosophique.
Je pouvais dire à ce moment-là que je formulais avec ce mot ce que j’étais devenu prêt à accepter et à comprendre. C’était toujours, je le savais, cette fonction-là que je donnais à l’écriture : c’était mon bâton de marche. L’appui, le propulseur, le marqueur d’étape, le légendeur. L’imprécateur, l’avertisseur, le tâtonneur aussi, la tête chercheuse de l’aveugle. Le compagnon, surtout, à qui donner la main, prêter ses jambes, confier ses refrains et ses discours. Le partenaire de jeu, et je pensais au berger qui pouvait jouer dans sa toison et dessiner aussi bien que dans celle des moutons.
L’écriture, j’avais trouvé là un trésor infini.
Mais ce n’était qu’un de mes trésors ! Et je le jetais « par-dessus les moulins » comme on dit si bien, quand rien ne voulais plus engranger, quand je passais la rivière une nouvelle fois, la saluant de quelques mots sans même les prononcer, réalisant, cette fois, qu’elle n’était pas là pour moi, pas plus que moi pour elle.
Mais que nos existences se rencontrent.
Que nous entrons en contact et que nos modes de relation dès lors se créent, se développent, peut-être à l’infini (nous pouvons être amis, solidaires, complices, partenaires, utilisateurs et instruments, proies et prédateurs, amoureux, ennemis, maîtres, esclaves, élèves, médecins, patients, nous avons entre les mains le bonheur, le malheur l’un de l’autre, sa vie, sa mort. Nous avons l’art en partage, la science, nous coopérons pour tout).
Et je la salue, quittant le pont, chargé d’elle, léger. Mais qu’a-t-elle fait de moi… je n’en sais rien, elle m’a accepté sur son dos (qui n’est pas le sien mais celui que nous avons échafaudé au-dessus d’elle), le temps d’un passage.

Olivier Debré, Ocre Violet Loire, 1971

Rivière

Cette placide coulée émeraude, éclairée de touches blanches, empathique comme un chat qui vient frôler vos jambes, elle passait hier vous montrer l’égal regard pour tout sans différence, aujourd’hui se met en profond accord avec vos pensées effarouchées depuis et restées en alerte. Mais jour après jour elle fait son œuvre avec vous, touche après touche elle vous étonne de sa nouvelle composition, qui ouvre l’espace devant vous.
Dans l’en-dedans, c’est percevoir des chaleurs, des souplesses nouvelles par où se déploient les fils, les branches fines, les tentacules qui vont donner la perception, le geste pour répondre, accepter la main tendue, saisir, offrir, porter à votre bouche nourriture ou parole que vous ne saviez pas encore.
Et dehors, en aval du pont, d’autres couleurs bondissent sur le dos de la rivière, que vous nommez, troupeau bleu, caresses dans les galets, souvenir des oliviers.

Van Gogh, Iris, 1890, MoMA

Rivière

La rivière, si je n’en parle plus beaucoup, je la traverse toujours régulièrement, sur le pont. Elle n’est pas moins présente qu’autrefois, quand j’écrivais son journal, ou plus tard quand nous avions encore tant à nous dire, quand je la scrutais tant, encore, comme si elle en avait toujours tant à m’apprendre.
Et pas une seule fois elle ne manque à cette promesse : me surprendre, me révéler quelque chose que je n’avais pas encore compris, que je n’avais pas vu et qui était maintenant évident. Et qui me poussait plus loin.
Je suis si loin de tout maintenant. C’est-à-dire que tout cela qu’il importait d’avoir, de faire, de construire, d’être, n’importe plus.
Je la vois, donc, cette eau, qui coule, elle aussi toujours plus loin (mais ce n’est pas ce qu’elle me dit aujourd’hui — elle ne me dit rien, c’est seulement moi qui pense et qui me plaît à bavarder). Cette eau qui coule, indifférente, ne me regarde pas différemment d’un autre, ou d’autre chose. Elle n’a rien à cacher, elle ne baisse pas les yeux quand elle me croise. Ne les fixe pas non plus, elle offre indifféremment son regard à la vue de tous. Voilà ce que les grands peintres racontent.
Les grands peintres, les grands écrivains (pourquoi grands ? disons : parvenus à l’efficience de leur art) apprennent au monde l’indifférence. L’indifférence de l’eau, par exemple. C’est-à-dire la reconnaissance et le respect dus indifféremment aux autres.
Afin de ne pas nous barrer la route.

Albert Marquet, Herblay. Automne. Le Remorqueur, 1919

Le journal de la rivière

Le journal ou l’argile que la rivière prend et reprend dans ses mains et façonne, ou aide à se façonner, pressant, maintenant, relâchant, serrant ici ou là ; les mots qui passent comme un corps, une mélodie, comme un fluide que l’on ne connaît pas d’avance ; un enfant qui sortira d’une mère. Mettre au monde un journal c’est peu de chose pour une rivière, ce n’est qu’un fantasme né de mon échec à écrire chaque jour ses couleurs, ses nuances différentes. Ce n’est qu’un rayon de soleil qui se pose un court moment sur un mur, une saison dans un arbre ou dans une prairie.
C’est un pot, c’est une cruche, ce que nous fabriquons avec l’eau et la terre, à peine différent de ce qui vit, ou ne vit pas, façonné aussi : des matières, des sons, des mouvements, nous sommes de cette multiplicité. Dans nos mains ce fluide en circulant provoque une gamme considérable de sensations, de satisfactions, de pensées, entretient le désir, nous garde en connexion avec notre inséparable environnement, source et issue de notre présence. C’est cet état de fait que nous peignons, écrivons, réalisons en quelque manière que ce soit, c’est notre présence dans le monde. Je voulais écrire ce journal de la rivière. Un jour, elle me le prit des mains.

Peinture de Mounira Al Sohl

Vue du pont

René Groebli, Une femme peignant au bord de la Seine à Paris, 1964

“Le langage sert d’abord à penser.” C’est le cheval de bataille du père de la linguistique générative Noam Chomsky depuis plus de 50 ans. Et nombreux sont les linguistes, les philosophes et les psychologues à affirmer que le langage est nécessaire à tout ou partie des formes de pensée : un ingrédient nécessaire et suffisant à une cognition élaborée. Mais pour Edward Gibson, professeur de psycholinguistique et directeur du laboratoire sur le langage au MIT, il est grand temps de dissocier les deux.

Ces mots sortis du chapeau d’un article de magazine tombent (un peu en désordre) dans le sac de monsieur Nuit. Ils lâchent des kyrielles d’armées dont ils s’étaient emparés dans leurs campagnes et toutes les populations rencontrées et massées ou disséminées autour d’eux. Tombent ces mots, ralentis alanguis, attirés par monsieur Nuit qui a décidé de se faire un bain de pieds pour soulager ses engelures. Il aime le contact des mots fraîchement utilisés, riches de parfums et d’essences. Autour de ses pieds les voilà nageant longuement s’emmêlant, caressants, diffusant leurs baumes, leurs effluves aromatiques. Tandis qu’ils se défont de tous leurs atours et les laissent mollement rejoindre les fonds doux et vaseux, les petits mots frétillent, tout nus, jouissent de leur exquise camaraderie. Pas un ne mange ou ne jalouse l’autre, tous se retrouvent comme dans leurs jeux d’enfants à l’instant où la cloche a sonné l’heure de la récréation, tous égaux devant la joie et la liberté. Ces instants qui ne durent pas, au sec, dans la vie (où les costumes sont impatients, les armées, les populations, les individus prompts à se reconstituer), ici n’ont pas ces limites. Ici, dans le sac de monsieur Nuit ouvert à ses pieds au bord de l’eau, le naturisme est de mise. Dans le reflet des arbres les gueux, les seigneurs, les châteaux et les taudis sont des mots comme les autres. La pensée danse avec le langage. Elle le quitte et se laisse prendre la main par la musique, un beau violoncelle, qui épouse sa taille et se transforme en hautbois entre ses lèvres.

Les mots tombent et leurs habits se relèvent et s’échangent. Tous les déguisements sont possibles, toutes les coutures, tous les essayages, toutes les figures et les pas pour la réussite du bal. Monsieur Nuit se relève et prend son sac sur le dos. Tout pour lui finit toujours par des chansons et quand je le rencontre il en est plein de la tête aux pieds. Il me dit « Aide-moi à traverser le pont » et il se tasse sur mes épaules à califourchon. Cette charge est extraordinairement légère. Le ciel dessine ses nuages en troupeaux pressés, tandis que la rivière glisse, perdue dans ses rêves au dessous du pont où nous fourmillons, à pied en voitures à vélos et trottinettes.