Je notais il y a quelque temps son « indifférence ».
Il faudrait peut-être dire : son regard égal pour tout, son « impartialité ».
Je m’en suis longtemps expliqué, avec moi-même, pour me faire comprendre le véritable contenu de cette remarque : la dimension affective (il y avait un peu de perte, de regret), la dimension sociale (abolie toute considération de privilège, de hiérarchie, d’exclusion), la dimension scientifique (qui distinguait les niveaux d’observation physique, psychologique, linguistique) ou philosophique.
Je pouvais dire à ce moment-là que je formulais avec ce mot ce que j’étais devenu prêt à accepter et à comprendre. C’était toujours, je le savais, cette fonction-là que je donnais à l’écriture : c’était mon bâton de marche. L’appui, le propulseur, le marqueur d’étape, le légendeur. L’imprécateur, l’avertisseur, le tâtonneur aussi, la tête chercheuse de l’aveugle. Le compagnon, surtout, à qui donner la main, prêter ses jambes, confier ses refrains et ses discours. Le partenaire de jeu, et je pensais au berger qui pouvait jouer dans sa toison et dessiner aussi bien que dans celle des moutons.
L’écriture, j’avais trouvé là un trésor infini.
Mais ce n’était qu’un de mes trésors ! Et je le jetais « par-dessus les moulins » comme on dit si bien, quand rien ne voulais plus engranger, quand je passais la rivière une nouvelle fois, la saluant de quelques mots sans même les prononcer, réalisant, cette fois, qu’elle n’était pas là pour moi, pas plus que moi pour elle.
Mais que nos existences se rencontrent.
Que nous entrons en contact et que nos modes de relation dès lors se créent, se développent, peut-être à l’infini (nous pouvons être amis, solidaires, complices, partenaires, utilisateurs et instruments, proies et prédateurs, amoureux, ennemis, maîtres, esclaves, élèves, médecins, patients, nous avons entre les mains le bonheur, le malheur l’un de l’autre, sa vie, sa mort. Nous avons l’art en partage, la science, nous coopérons pour tout).
Et je la salue, quittant le pont, chargé d’elle, léger. Mais qu’a-t-elle fait de moi… je n’en sais rien, elle m’a accepté sur son dos (qui n’est pas le sien mais celui que nous avons échafaudé au-dessus d’elle), le temps d’un passage.

Olivier Debré, Ocre Violet Loire, 1971



