étape

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Ainsi je ne me suis pas tellement éloigné de ce Nous qui était en question.
Car, qu’est-ce qui distingue radicalement l’humanité de toutes les autres espèces animales ?
Ne serait-ce pas ce Nous, témoignant bien d’un changement de racine dans notre appartenance, non pas pour une racine métaphysique (comme on l’a cru ou peut le croire encore) mais pour celle (disons, plus aérienne) de la visée d’un monde commun.
C’est ce que je comprends de la démarche d’Étienne Bimbenet, dont je cite un nouveau passage :

On peut donc être absolument réaliste (croire que le monde existe indépendamment de ce que nous en pensons, disons, ou percevons), et considérer pourtant que l’apparaître du monde (son apparaître fonctionnel, dans une perception animale ; ou au contraire son apparaître transcendant, dans une conscience humaine) est contingent, soumis à variations, et passible d’une histoire évolutive. Le monde n’a pas attendu la vie, encore moins la vie humaine, pour être ce qu’il est ; comme l’imagine si bien John Searle, le mont Everest restera ce qu’il est, en sa solitude glacée, quand bien même l’espèce humaine disparaîtrait de la surface de la terre. Il se trouve simplement que le vol d’un oiseau perdu, quelques alpinistes audacieux, des récits de voyage ou encore une géologie l’auront, un temps, exposé au regard de sujets vivants. Et il se trouve que le vol d’un oiseau, aussi altier soit-il, reste happé par l’accomplissement d’une tâche utile (recherche d’une proie, d’un lieu où nidifier, etc.), quand un regard humain au contraire peut s’obnubiler de ce qui est et y investir, dans l’aventure, l’art ou la science, ses plus grandes énergies. Un tel regard est réaliste, cela signifie qu’à la différence d’un regard animal il est capable de faire apparaître le monde comme ce qu’il est : reposant massivement, substantiellement en soi, et source de tout ce que nous ne pourrons jamais dire et savoir sur lui. Le réalisme est tard venu dans l’histoire de la vie, et il aurait pu ne pas être, mais en pariant sur la transcendance du monde il lui semble rencontrer quelque chose d’absolument vrai. En son contenu notre expérience est diverse et relative ; on ne regarde pas le monde comme le regardent les Chinois ; la présomption formelle que nous avons affaire au monde lui-même, tel qu’il existe indépendamment de tous nos regards sur lui ; cette « attitude naturelle », comme dit Husserl, se légitime d’un coup lorsqu’elle rend le monde, pour une unique fois dans l’histoire de la vie, à sa transcendance.

Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Gallimard, folio essais, 2011
Victor Brauner, Mythologie Des Arcanes

rencontre

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Au bonheur de mes promenades dans le monde tel qu’il est ou tel que je le vois je rencontre le philosophe Étienne Bimbenet.
« Il faut vivre sa vie pour la connaître. On n’observe pas la vie, on ne l’objective pas, on n’en délègue pas le pouvoir de vérité à une science ou à une métaphysique » dit-il dans son livre « L’animal que je ne suis plus » (Gallimard, 2011). C’est ainsi qu’il propose un récit phénoménologique, passant de l’animalité à l’être-au-monde humain. En voici un extrait :

La phénoménologie fait saillir la « visée » du monde, l’acte subjectif par lequel le monde nous apparaît. Or cette visée est quelque chose qui passe le cercle de l’accaparement animal, qui défait sans retour sa logique subjectivante. Ce que nous visons en effet, ce n’est pas chacun son monde [*], mais chacun au contraire le monde « comme tel », l’unique monde commun à tous. Et c’est après coup seulement qu’un retour réflexif sur nous-mêmes nous rappelle que ce monde n’est en réalité que le monde particulier de notre vie, un monde historiquement constitué parmi d’autres possibles, un monde « pour nous » ou « sujectif-relatif ». La réflexion relativisante est vraie, à son niveau il n’y a rien à y redire ; la patiente analytique du monde de la vie (Lebenswelt) que Husserl instruit dans La Crise des sciences européennes rencontre à chaque pas l’évidence de cette particularisation à la fois pratique et historique de notre rapport au monde. Il se trouve simplement qu’avant la réflexion philosophique il y a la vie, et que l’attitude naturelle « croit », avant tout savoir, qu’il y a quelque chose comme le monde. Comme dit simplement Husserl, qui a bien conscience d’énoncer un paradoxe, le monde est ce qui est « donné d’avance […] comme « le » monde, le monde commun à tous ». Merleau-Ponty le redit après Husserl, et plus radicalement : « On ne peut, disions-nous, concevoir de chose perçue sans quelqu’un qui la perçoive. Mais encore est-il que la chose se présente à celui qui la perçoit comme chose en soi et qu’elle pose le problème d’un véritable en-soi-pour-nous […]. Nous le verrons si nous mettons en suspens nos occupations et portons sur elle une attention métaphysique et désintéressée. Elle est alors hostile et étrangère, elle n’est plus pour nous un interlocuteur, mais un Autre résolument silencieux, un Soi qui nous échappe autant que l’intimité d’une conscience étrangère ». D’un côté, selon l’expression récurrente de Merleau-Ponty, un « pacte », par lequel mon corps aménage son milieu, instituant les structures fondamentales du perçu (axes de l’horizontale et de la verticale, lumière d’éclairage, dominante chromatique, niveau sonore moyen, distance typique à laquelle l’accommodation visuelle est optimale, etc.) selon ses propres normes sensorielles et motrices ; de l’autre un spectacle qui recule en lui-même, comme s’il ne devait rien à l’ensemble de ces normes corporelles. Notre corps se donne sur son entourage la meilleure prise, à la fois perceptive et motrice — une richesse optimale du spectre des couleurs, par exemple, en ce qui concerne la couleur d’éclairage. Mais le propre de l’éclairage est justement de disparaître au regard, étant ce qui fait voir et non ce qui est vu : l’œuvre du corps est destinée à s’oublier dans le perçu. La chose est nôtre à travers les différentes constantes qui la rendent perceptible, et pourtant « nous nous ignorons en elle » ; elle est « le terme d’une téléologie corporelle », et en même temps quelque chose d’ « inhumain ».
Comment est-ce possible ? « Comment comprendre à la fois que la chose soit le corrélatif de mon corps connaissant et qu’elle le nie ? » La perception orchestre un véritable « conflit des absolus », puisque d’un côté elle est centrée sur la subjectivité vivante, se déployant comme l’ensemble des prestations de cette subjectivité ; et que de l’autre elle ouvre sur un « univers absolu réel dont tout centre est absent ». Elle investi l’entourage de ses normes sensori-motrices, de ses habitus historiques, sociaux et culturels, de ses inévitables idiosyncrasies. Et pourtant ce milieu qu’elle aménage s’oublie sous la figure d’un monde toujours donné d’avance, qui ne serait là pour rien ni pour personne. Ainsi l’espace est-il centré sur mon corps, avec ses polarisations pratiques (le proche et le lointain, le haut et le bas) ou existentielles (l’habituel et l’étranger, le faste et le néfaste) ; mais il est en même temps « l’espace » tout court, en son objectivité présumée, ce « dehors absolu » qui est « la négation même de la subjectivité ». L’étonnant c’est que l’espace « de paysage » et l’espace « géographique », comme dit Straus, le milieu de vie et le monde comme tel, enfin le monde pour moi et le monde en soi, coexistent pacifiquement. C’est comme s’ils se « divertissaient » l’un de l’autre, oubliant assez leur incompatibilité pour qu’aucun conflit n’éclate jamais. La perception peut du reste se vivre alternativement selon ces deux modes antithétiques. Je marche dans les rues d’une ville, je téléphone en même temps. Que vois-je du trottoir, des gens que j’évite, de la rue que je traverse, sinon les lignes rectrices de ma marche, les point d’appui évanouissant de mon action ? A l’opposé de cette perception pratique et machinale, je peux au contraire, comme dit Merleau-Ponty, porter sur le monde « une attention métaphysique et désintéressée ». Et cette fois-ci le trottoir est lourd, substantiel, reposant en lui-même, véritable « pôle de répulsion » si je le regarde vraiment, alors qu’il était pour chacun de mes pas au contraire un « pôle d’attraction » discrètement efficace. Je n’habite pas le monde de la même manière dans l’un et l’autre cas. […]

* comme c’est le cas pour l’animal.

à suivre

Victor Brauner, estampe, 1961