Le café

Le café bien noir, même un peu épais, plaît à monsieur Nuit. Il s’embarque dans une série de rots et de pets se tordant doucement comme un linge sorti de lessive, exhalant sa vapeur, perdant toute forme humaine. Je ne regrette pas de l’avoir invité à monter avec moi jusque dans ma cuisine. C’est toujours moi qui descends jusqu’à lui, qui me mets à sa hauteur en quelque sorte, qui condescends.
J’ai laissé aux hirondelles planantes la vaste rivière vue du pont pour leurs slaloms rejaillissants, toutes ailes écartées jetées, piquent et tournent, trampolinent dans le grand frais du matin, monsieur Nuit sur le dos, dans mon sac, et je l’ai monté jusqu’ici.
A table en face de moi, je le sens au fond plus proche de moi que lorsque nous pataugeons ensemble au bord de l’eau. Face à face, corps à corps, nous nous ressemblons par l’âge, par les tripes. Je n’ai plus la grosse tête d’un gamin trop grand, disproportionné, penché au-dessus d’un petit vieillard rabougri. Monsieur Nuit est bien corporellement plus proche de moi, sans que je puisse me l’expliquer pour le moment mais je sens une force compatible qui s’exerce de l’intérieur. Je me mets à me tordre. Je réalise que je bois trop de café, que je mange trop. Pour deux ?
Je crois que j’ai logé monsieur Nuit dans ma peau, pour me faire trouver les mots, les travailler, les expulser. Que nous sommes en rivalité. J’ai soudain peur de ce qu’il va arriver. Il faut que je mette tout ça en ordre.
Donne-moi une feuille de papier, grommelle-t-il.
Je lui apporte une grande feuille blanche de cahier. Il l’attrape de ses courtes mains, se la froisse sur la trogne, contre sa poitrine et son ventre, entre ses fesses, il se torche et la jette sur le sol.
On y va, redonne-moi le sac.

Georges Braque

3 réflexions sur “Le café

  1. Un sentiment de déjà aperçu … ce vécu
    pas ton texte, pas ton personnage
    mais ce compagnonnage de monsieur Nuit
    qui a visiblement un don d’ubiquité.
    Avec toi visiblement il est un peu soupe au lait
    mais je suppose que tu as des techniques au point
    pour l’amadouer… le petit digestif (je recommande le Limoncello) après le café ?

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  2. les cuisines sont toujours des lieux de rebondissements inédits, même la nuit…

    « Je crois que j’ai logé monsieur Nuit dans ma peau, pour me faire trouver les mots, les travailler, les expulser. »

    Une bonne solution sans doute et comme un côté un peu « braque » dans ce texte !

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    1. oui, peut-être bien, Georges Braque voulait en faire dire plus qu’il n’y paraissait, à ses dessins, à ses peintures, « Ce qui est entre la pomme et l’assiette se peint aussi », disait-il.

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