Un taureau, sorti des doigts de ma petite-fille, me fait face sur la cheminée. Il a quelques centimètres de haut, fait de deux pinces à dessin, agrémentées de petites attaches fil de fer plastifié pour les cornes et les sabots. Il est parfait dans sa nature taurine brute et stylisée. Ma petite-fille (je ne le lui dis pas) est la réincarnation de mon grand-père imaginaire, le remailleur d’histoires, en plus rapide, plus radical, plus neuf.
Qu’est-ce qu’il me dit cet animal aux deux triangles inversés qui se rejoignent au point crucial du cou… quelle place dans mon espace, dans mon esprit… devant mes yeux… Comment regarde-t-il le cheval-piano sur la droite, généreusement allongé dans l’écurie ouverte ?
Le taureau ne dira rien, détenteur immobile de ses lignes de force, il lui suffit de figurer, tel le signe de la puissance impassible et rassurante, la simple expression de l’écriture et du dessin, de la sculpture, de la danse. Il m’en fait comprendre assez. Je suis tout ébahi, comme le piano ouvert sans honte de toute sa mâchoire défaite, ses bras ballants, son tabouret vide. Nous sommes des gambadeurs, des chanteurs, me dit-il, nous ne tenons pas en place, trop sensibles et trop jouisseurs. Pourtant nous aspirons aussi à l’austérité et au plein du silence, lui dis-je, il nous faut tout, nous avons le même besoin d’exhaustivité… mais nous le faisons dans la durée, me rassure-t-il. Et je sens monsieur Temps qui l’approuve et me conforte. Monsieur Temps ressemble à un taureau stylé, doté en plus d’un cœur sensible, et dansant.
Je pense que je vais pouvoir inviter le taureau sur le clavier. Il fera quelques pas, il ne sera pas plus gauche que moi. Il ne sera pas sourd.

Picasso, décor et costumes pour Parade, d’Erik Satie

Une réflexion sur “

  1. L’absence de ta petite fille
    est une forte présence en tes mots
    en quelques uns, tu as tout dit de l’humain
    (celui qui parvient à se déplier à peu près complètement)
    nous avons besoin de ce tout.

    ton piano ne t’a jamais mordu les phalanges ?

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