Je ne peux pas dormir. J’allume. Je m’assois. Je pose à côté de moi le livre, le papier, le crayon. Comme souvent, presque toutes les nuits. J’attends, tranquillement.
Et le monde, qui m’embarrassait — c’est peu dire, qui me faisait guerre — commence à se défaire, glisse comme l’eau d’une rivière parmi des territoires plus matériels, plus denses, qui me prennent entre leurs couches de courants. Comme lorsque j’étais perdu dans la forêt à l’aube, mes sens me donnent à percevoir des profondeurs, des distances.
Ma voix crie deux syllabes familières, dans un sursaut. J’entends soudain les deux coups brefs, boisés et rauques, de cet oiseau, toujours le même, qu’une fois ou deux j’ai vu s’envoler, l’ayant dans l’oreille depuis des années, le guettant quand par hasard il chantait dans la journée entre deux cèdres. Une vieille corneille, comme on dit, corneille criarde, corbeau, qu’on dote d’un nom approximatif, le son, lui, bien distinct, découpé, au timbre inoubliable même s’il varie un peu, rouillé, graillé d’un pavillon d’instrument ancien en bois dur cromorne ou clarinette.
Il y a du monde, une lande, une nuit, une dispute, des cris violents presque désespérés, une échappatoire, une femme accueillante, étrangère, un troupeau d’enfants endormis ou défaisant des branches, des feuilles, des ouvrages de boue. J’ai à portée de vue une rue en surface, ensoleillée, ouverte à mon épaule et je repense aux syllabes familières que je prononce, pa ! pa !, d’une proximité future ou peut-être passée, avec l’oiseau. Comme lui je fais mine d’appeler quelqu’un dont le nom ne signifie plus rien de certain.
Le monde intérieur est si solide maintenant que peut venir le temps de dormir. L’odeur du repas — que dis-je, des agapes — de la nuit vaste et habitée revient flotter. Puis j’éteins et tout s’endort.

photo personnelle. r.t