Barcarolle

Ainsi nous nous étions quittés au petit matin. La veille, je crois. Dans l’après-midi , j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’elle quand je jouais la barcarolle d’Offenbach… Il fallait que je la laisse venir jouer avec moi pour que la souplesse du mouvement y soit…
Mieux encore : j’étais elle… au piano j’étais elle, je ne pouvais pas le nier plus longtemps.

J’y retournai. Aussitôt elle se remit à circuler souplement dans mes muscles, le long de mon corps, comme un vêtement souple, une robe, mobile dans l’air plus que tout autre vêtement (un instant je ressens comme une suée la robe de soie bleue de la princesse qu’avait avalée mon grand-père, elle en réveille la mémoire).

De quoi donc est fait notre corps ?
Je l’avais en charge elle aussi maintenant, ou plutôt : je devais lui prêter attention car elle venait me visiter. J’étais peut-être au fond un lieu, un lieu de rencontre, plutôt que quelqu’un. Quelqu’un, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier, quelque un ? Plutôt un lieu d’absences, de présences. C’était tellement plus juste et plus léger.

Nous sortons. Elle et moi. Nous allons marcher. Elle marche plus près de moi que ne l’a jamais fait aucune de mes compagnes d’autrefois, nos pas l’un dans l’autre comme nous le faisions si bien avec l’amie d’un temps, côte à côte, avec changements de pied, acrobaties et courses.
Et elle me rappelle que la rencontre n’obéit pas à notre désir, que la rencontre a sa propre durée et qu’elle se termine toujours par surprise, comme elle est arrivée.

Chagall, autoportrait en vert, 1914

La robe de soie bleue > https://contesparenethibaud.blogspot.com/2024/01/princesse-la-galette.html

balbutiement

Marc CHAGALL (1887-1985) - Il mondo sottosopra by Catherine La Rose (79)

« Les yeux de l’animal nous parlent un grand langage. Par eux-mêmes, sans l’aide de sons et de gestes, plus éloquents quand ils s’absorbent tout entiers dans leur regard, ils expriment le mystère que la nature a révélé et enfermé en eux, je veux dire l’appréhension du devenir. Seul l’animal connaît cet état du mystère, seul il peut nous l’ouvrir — car c’est un état qui peut s’ouvrir et non se découvrir. Le langage qui exprime le mystère est identique au mystère qui s’y exprime : l’appréhension, l’émoi de la créature placée entre le règne de la sécurité végétale et le domaine de l’aventure spirituelle. Ce langage, c’est le premier balbutiement de la nature sous la première étreinte de l’esprit, avant qu’elle s’abandonne à lui pour son aventure cosmique que nous appelons l’homme. Mais aucun discours ne dira jamais ce que ce balbutiement sait communiquer. »

Martin Buber, Je et Tu, 1923. Traduit de l’allemand par G. Bianquis, Aubier, 1969

Comme une page peut être ressentie comme belle, autant que le passage d’un félin sauvage devant vous !
Mais c’est bien au-delà de ce texte que je pense au langage humain, le plus important de nos biens communs spécifiques, à ce qu’il permet de création, si on lit — si on épouse — sa démarche singulière. Combien il peut toucher intimement, apporter de surprise, de réconfort, de liberté, ou de compassion.
Le langage, par sa danse, peut nous projeter hors de lui-même, hors de nous-mêmes, vers l’immensité de l’indicible, nous abandonner à une relation sensible, balbutiante et fragile, nous intimant à faire nos propres pas.
Le langage, c’est une esthétique, une forme d’amour qui surpasse toute guerre toute défaite. Il faut apprendre à s’en servir. Il faut l’aimer, non pour en jouir mais pour le partager. Et l’enseigner en ce sens.

Peinture de Marc Chagall