ciel

Eugène Delacroix

En face de moi vous étiez souffrante. Votre respiration était si difficile qu’à chaque fois que l’air tentait de pénétrer dans votre poitrine j’entendais le râle énorme à trente mètres en face de vous. Il y avait du soleil, c’était une belle après-midi de printemps, vous vous étiez assise sur ce banc pendant que l’homme qui vous accompagnait avait dû entrer dans un établissement tout proche. Le râle s’intensifiait. Des quintes de toux violente déchiraient votre poitrine.
Loin en face de vous je cessai de lire. J’étais préoccupé de l’action. Je savais que je ne pouvais rien faire pour vous. Pas même vous regarder. Votre silhouette était belle je l’avais remarqué. Vous baissiez votre visage entre la tombée sombre de vos cheveux. Mais vous étiez traversée de ces raclements d’une sonorité très grave, très puissante. Je m’efforçais de respirer, d’oublier ma vie pour libérer le passage de l’air, le même que celui qui vous manquait. Il n’y a qu’un espace — qu’un Ciel, disent les Chinois — dans lequel se nourrit la vie.
Je savais qu’il y a toujours une voie pour l’action, même si elle peut ressembler au non-agir. Je savais « l’artère principale » qui est au corps de chacun de nous, qu’il appellent du, irriguant le dos de bas en haut, servant de vaisseau à notre énergie. C’est cette sorte d’artère médiane qui assure la constance de notre respiration, je reportai toute mon attention sur elle, abandonnant toute autre espèce de pensée ou d’ambition.
Tandis que les râles s’espaçaient ou reprenaient, laissaient finalement de grands répits, diminuaient même. Lorsque je rouvris les yeux, en face de moi à l’autre bout du parc, le banc, en plein soleil, avait libéré ses deux visiteurs.
Rien n’était changé pour moi de cette respiration active dont j’étais maintenant le siège. Je savais qu’il n’y avait aucune corrélation entre eux et moi, sinon que nous nous étions aperçus. Peu avant qu’ils n’arrivent je lisais :
« Or, qu’est-ce que la respiration si ce n’est précisément cette incitation continue à ne s’arrêter dans aucune des positions adverses, d’inspiration ou d’expiration, mais à laisser toujours l’une appeler l’autre et se renouveler à travers elle – nous fondant ainsi dans le grand rythme selon lequel ne cesse d’évoluer le monde, que n’ont jamais quitté de vue les Chinois, celui de l’alternance du jour et de la nuit ou des saisons ? En quoi elle est, non pas seulement symbole, image ou figure, mais bien vecteur du nourrissement vital. »

Citation de François Jullien, Nourrir sa vie, Seuil, 2005
Dessin de Eugène Delacroix

à l’écart

Cobb's barns and distant houses, 1931 aquarelle et crayon sur papier

Tout en lisant, je sentais la vibration souple et continue du train. J’entendais les soubresauts amortis, le roulement chuintant et ronronnant, et ma lecture nourrissait l’écheveau de ma pensée.
En même temps, j’étais averti d’une présence, toute proche. Quelque chose de vaste, très clair, et je le laissais vivre à part moi… Presque simultanément je lus dans le livre :

j’accède alors à la « transparence du matin »

J’abandonnais maintenant lecture et pensées pour ne plus que regarder le paysage qui défilait éveillé par le premier soleil. Sa présence m’avait gagné à la transparence du matin.

La citation est de François Jullien, extraite de
NOURRIR SA VIE / à l’écart du bonheur
Éditions du  Seuil, 2005

Aquarelle et crayon sur papier de Edward Hopper :
Cobb’s barns and distant houses, 1931

nocturne

the-toboggan-jazz book1943

Si parler va sans dire
ces mots sur la couverture du livre.

On peut encore aimer
me suis-je dit
après un long silence.

Je ne remonte pas dans mon cerveau
dit l’araignée.
Je me suis fait voler ma toile,
je l’ai tissée n’importe où
ils l’ont emportée.

J’entendis des mots dans la rue, des paroles, des cris, en sourdine, comme dans une boîte enfermés, un petit moulin d’enfant, une boîte à musique.
Ce n’était pas encore l’heure de se lever. Les lumières de la rue étaient encore jaunes, désagréables. Bientôt viendrait l’aube. Le bruit d’une voiture glissait de temps en temps sur la chaussée. Aucun oiseau encore. Ou peut-être un minuscule cri déjà. Je ne voulais pas trop en entendre. Rester sur la couverture de ce livre.
Comme sur un témoin de la nuit.
De la nuit et du jour épousés.

Je veux caresser le vent
dit l’araignée.

Si parler va sans dire est emprunté à François Jullien
Le toboggan, à Henri Matisse