Je-Tu

Ton visage est un rocher noirci, calciné par la douleur.
Limite des mots qui ne peuvent pas en dire plus. Pour le moment.
La vie t’a quittée. Tu ne m’entends plus.

Tu étais toi. Ma mère.
Tu étais moi aussi. Et tes autres enfants, tout autant. Tes petits-enfants. D’autres enfants que tu as aimés. Et d’autres amis amies que tu as aimé-es. Et tes parents, tu étais tes parents. Sœurs et frères, neveux, nièces — que tu as aimé-es.

Tu as aimé. Beaucoup.
Je ne peux pas t’en dire plus.
Tu me fais toucher ma limite
en même temps que celle de ce monde pour moi. Si beau. Ce monde que tu m’as donné.
Tu m’aides encore à le regarder et à l’habiter.

Le bruit du bâton de crayon qui est allé taper, lorsque je l’ai posé, contre un résonateur, comme un bambou contre un autre, un bruit en couleur, sec et doux.

Je-Tu existe lorsque je t’écris. (Je désespérais de le faire — ou voir — exister plus d’une ou quelques secondes comme cela m’est arrivé avec d’autres.) Mais nous l’étions déjà, tous deux, depuis longtemps.
Jusqu’à ce que je t’abandonne pour te laisser mourir.
Je l’ai connu en vrai avec d’autres, plus de quelques secondes. Tu me le fais remarquer. Oui… Je les ai laissées mourir aussi.
Il n’y a pas eu d’hommes ?
Si, il y a eu des hommes, qui ne sont pas morts… Je n’y ai pas mis la même intensité. Peut-être qu’avec les autres femmes il y avait toi en même temps. Je te gardais. Les hommes sont seulement eux-mêmes, nous pouvons être Je-Tu sans toi. Avec elles, je crois que je te garde. Je ne peux pas vivre sans toi… Avec les hommes, mais aussi avec les femmes, les enfants, je sais vivre en Je-Tu tout simplement avec eux-mêmes. C’est seulement avec mes amantes que je te gardais sans vraiment le savoir — ou du moins à ton insu… Avec elles, je suis donc toujours en train de naître. Et si je suis en train de naître tu es là, avec elles. Ou plutôt avec moi, car tu n’es pas avec elles, tu as raison de me le préciser. Est-ce que tu ne m’as jamais abandonné ?
Mais si ! Je t’ai abandonné… J’ai continué à t’aimer mais je t’ai abandonné à toi-même. Il est temps que tu le saches. Qu’est-ce que tu es allé t’imaginer ?
Pardon. Je te demande pardon. Je suis un peu incestueux.
Incestuel. Ce n’est que ton imagination. Je te pardonne, si tu veux… Je n’ai pas ce pouvoir, je ne sais pas vraiment de quoi il retourne, ce n’est pas de mon ressort. Je ne t’en veux pas, si c’est ce que tu veux dire.
J’ai cru que tu croyais en Dieu.
Je ne suis plus une enfant.
Merci. Tu me redonnes la pêche. Je pense à toi sur la photo, avec quel acharnement précis tu mangeais ta mangue chez Jean-Lou et Rosette, sous le manguier, quand tu endurais ce foutu parkinson.
Va, porte-toi bien.

balbutiement

Marc CHAGALL (1887-1985) - Il mondo sottosopra by Catherine La Rose (79)

« Les yeux de l’animal nous parlent un grand langage. Par eux-mêmes, sans l’aide de sons et de gestes, plus éloquents quand ils s’absorbent tout entiers dans leur regard, ils expriment le mystère que la nature a révélé et enfermé en eux, je veux dire l’appréhension du devenir. Seul l’animal connaît cet état du mystère, seul il peut nous l’ouvrir — car c’est un état qui peut s’ouvrir et non se découvrir. Le langage qui exprime le mystère est identique au mystère qui s’y exprime : l’appréhension, l’émoi de la créature placée entre le règne de la sécurité végétale et le domaine de l’aventure spirituelle. Ce langage, c’est le premier balbutiement de la nature sous la première étreinte de l’esprit, avant qu’elle s’abandonne à lui pour son aventure cosmique que nous appelons l’homme. Mais aucun discours ne dira jamais ce que ce balbutiement sait communiquer. »

Martin Buber, Je et Tu, 1923. Traduit de l’allemand par G. Bianquis, Aubier, 1969

Comme une page peut être ressentie comme belle, autant que le passage d’un félin sauvage devant vous !
Mais c’est bien au-delà de ce texte que je pense au langage humain, le plus important de nos biens communs spécifiques, à ce qu’il permet de création, si on lit — si on épouse — sa démarche singulière. Combien il peut toucher intimement, apporter de surprise, de réconfort, de liberté, ou de compassion.
Le langage, par sa danse, peut nous projeter hors de lui-même, hors de nous-mêmes, vers l’immensité de l’indicible, nous abandonner à une relation sensible, balbutiante et fragile, nous intimant à faire nos propres pas.
Le langage, c’est une esthétique, une forme d’amour qui surpasse toute guerre toute défaite. Il faut apprendre à s’en servir. Il faut l’aimer, non pour en jouir mais pour le partager. Et l’enseigner en ce sens.

Peinture de Marc Chagall